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Les langues amazighes en voie de disparition

  • Photo du rédacteur: Sabih Yaïci
    Sabih Yaïci
  • 12 févr. 2021
  • 10 min de lecture

Dernière mise à jour : 23 févr.

Texte publié le 20 février 2017 dans le journal en ligne Le Matin d'Algérie.


Les choses ne changeront que dans une démarche collective, dans une démarche d’intelligence collective comme l’ont fait à leur époque nos aïeux avec tajmaεt neγ agraw. Il ne s’agit plus de reproduire intégralement l’époque, mais plutôt de s’inspirer et d’utiliser justement nos intelligences pour nous renouveler et nous adapter à notre monde d’aujourd’hui.


Langue première ou langue maternelle qu’importe…

L’année passée, à l’occasion de la journée internationale de la langue maternelle, le 21 février, j’ai assisté à une conférence à Montréal du professeur François Paré de l’université de Waterloo en Ontario (Canada). Lors de la conférence, le professeur Paré a soulevé l’ambiguïté que certains États ont introduite en utilisant le concept de langue première au lieu de langue maternelle pour parer à la complexité de leurs sociétés par rapport à ce sujet. Comme dirait, sans doute, Baudelaire : première ou maternelle qu’importe pourvu que je parle, je lis et j’écris la langue de ma mère et de mon père. Il nous a aussi informé qu’actuellement, il y a 6000 langues dans le monde et que d’ici 2030, il y aura un peu plus que 2000 langues qui vont disparaitre dans notre monde et de notre vivant. Il poursuit que d’ici un siècle il ne restera que 400 ou 500 langues. Ces nombres donnent des maux de tête, d’ailleurs le professeur Paré l’a tout de suite remarqué dans l’assistance, il nous a rassuré que notre langue, le tamazight, sera de celles qui ne disparaitront pas, car il y a 40 millions de personnes qui la parlent et que désormais c’est une langue écrite. Cette dernière condition de survie est très importante, du fait que nous vivons dans un monde technologique au sens des TIC (les technologies de l’information et de la communication). Il nous a aussi dit que si vous arriverez à avoir une langue tamazight plus au moins standard pour l’ensemble de l’Afrique du Nord, vous allez assurer sa pérennité et de rajouter que cela n’est pas facile à réaliser.


Je suis sorti de cette conférence rassuré, mais aussi un peu inquiet… Quelques jours après je me suis mis à fouiller sur l’Internet et voilà que je tombe sur l’Atlas de l’UNESCO sur les langues en danger dans le monde version [1]. Win i yettnadin ad yaf, acu kan ufiɣ-d ayen ur bɣiɣ ad waliɣ, Celui qui cherche trouve, cependant, j’ai trouvé ce que je ne voulais pas voir. Tura imi zriɣ ilaq a teẓrem kunwi daɣen, Maintenant que je le sais, il faut que vous le sachiez aussi… Voici un résumé du rapport sur la langue tamazight ou plutôt les langues amazighes d’après l’UNESCO.


Situation des langues amazighes en Afrique du Nord

En Afrique du Nord, Tamazγa, ouvrez bien vos yeux, il y a déjà trois langues amazighes qui se sont éteintes : le judéo-berbère et le tamazight de Ait Rouadi au Maroc ainsi que le sened en Tunisie. D’après le professeur Paré, lorsqu’une langue disparait c’est pour toujours même si nous essayons de la réhabiliter, car une langue c’est beaucoup plus qu’un moyen de communication, c’est aussi une façon de vivre. En d’autres termes, en 2017, tous les amazighs ont déjà perdu un héritage important de leur culture et je n’ai tout simplement pas de mots pour décrire la situation de ceux parmi nous qui ont perdu leur langue maternelle pour toujours… Il y a aussi dix-sept langues amazighes dans une situation critique ou sérieusement en danger, il s’agit du zenaga au Sahara occidental, le zenaga et le nemadi en Mauritanie, le tetserret au Niger, le senhaja de Srair (Rif) au Maroc, le tamazight en Tunisie, le nefousi et le sawkna en Libye, le awjila en Égypte ainsi que le korandje, le taznatit, le tidikelt, le tagargrent, le touggourt, le tasnusit, le tamazight d’Arzew et le zenatiya en Algérie. J’ai eu le vertige rien qu’à écrire cette liste et ce n’est pas fini, il y a deux langues en danger : le tamazight de Beni Iznassen au Maroc et le tamahaq en Libye et, six langues sont dans une situation vulnérable : le figuig au Maroc, le ghadamès en Libye et le tamahaq, le tamzabit, le tayurayt, le tacenwit en Algérie, voir la figure 1.

Figure 1 : la carte des langues en danger de l’Afrique du Nord et du Sud de l’Europe [1].


Je ne veux pas être pessimiste, car ce n’est pas l’objectif de cet article, mais je veux que le monde amazigh se réveille. Amère savoir celui qu’on tire de ce rapport : sur les trente-deux langues que compte Tamazgha, il n’y a que quatre qui ne sont pas en danger de disparaitre (sûres) : le tacelhit et le tarifit au Maroc ainsi que le taqbaylit et le tacawit en Algérie. C’est certain que notre situation géographique nous a nui des siècles et des siècles durant, car nous avons été la cible d’innombrables envahisseurs et c’est certain aussi que nous avons vécu ce dernier demi-siècle avec des États schizophrènes qui ont œuvré à éradiquer nos langues. Malgré tout cela, nous avons résisté bien que mal, cependant, aujourd’hui il ne s’agit plus de résister mais de construire ou de reconstruire nos langues et pourquoi pas une langue avec plusieurs variantes, car ne l’oublions pas d’après les spécialistes c’est une des conditions de pérennité d’une langue. D’ailleurs, plus une langue contient de mots plus elle est riche, n’est-ce pas ?


État de vitalité d’une langue

L’UNESCO a réuni des experts de la linguistique et leur a demandé d’établir des critères qui permettent de mesurer la vitalité d’une langue ainsi que le danger de disparition celle-ci. Ils ont établi neuf critères qui doivent être considéré dans leur ensemble, figue 2.


Figure 2 : schéma des critères qui évaluent le danger de disparition des langues [1].


Lorsqu’on regarde le schéma précédent, je ne sais pas si les experts ont placé exprès deux critères en haut de l’ovale pour indiquer leur importance, cependant, il est évident que le critère du nombre absolu de locuteurs et de la transmission intergénérationnelle de la langue sont les premiers indicateurs de l’état de vitalité d’une langue. Il y a lieu de remarquer aussi la responsabilité directe du gouvernement dans au moins cinq critères sur neuf.


Ainsi, l’UNESCO a établi six niveaux de vitalité pour qualifier la situation des langues dans son Atlas des langues en danger [1]. Voici un résumé de la signification de chacun des niveaux.

Sûre: La langue est parlée par toutes les générations ; la transmission intergénérationnelle est ininterrompue. Ces langues ne figurent pas dans l’Atlas des langues en danger.

Vulnérable: La plupart des enfants parlent la langue, mais elle peut être restreinte à certains domaines (par exemple : à la maison et souvent les enfants utilisent cette langue juste pour communiquer avec leurs parents).

En danger: Les enfants n'apprennent plus la langue comme langue maternelle à la maison. Les enfants ne parlent pas la langue, même si parfois ils la comprennent.

Sérieusement en danger: La langue est parlée par les grands-parents ; alors que la génération des parents peut la comprendre, ils ne la parlent pas entre eux ou avec leurs enfants.

En situation critique: Les locuteurs les plus jeunes sont les grands-parents et leurs ascendants, et ils ne parlent la langue que partiellement et peu fréquemment.

Éteinte: Il ne reste plus de locuteurs. L'Atlas contient les références des langues éteintes depuis les années 1950. Ce sont donc des langues qui ont disparues récemment.


En enseignement, une langue a trois principales compétences qu’on peut résumer en trois mots : lire, écrire et parler. Si on analyse rapidement ce qui précède, la première chose qui saute aux yeux, c’est que l’état dans lequel se trouve une langue dépend de la façon dont celle-ci est parlée dans la communauté (ou la société). Permettez-moi d’affirmer que toutes les langues sont principalement orales du moment que leur survie y dépend. On sait tous que notre culture amazighe a été longtemps principalement une culture orale, ce qui signifie que son oralité est un acquis plus qu’un défaut. Il faut donc consolider cet aspect de notre culture tout en continuant de développer les autres. Je ne veux pas aborder ce sujet dans cet article, l’oralité d’une langue, mais c’est certain qu’elle dépend de pratiques sociales et politiques essentiellement. La deuxième chose qui attire notre attention, c’est qu’on bascule d’une langue sûre à une langue vulnérable par le fait que l’espace communautaire (tajmaεt neγ agraw) ou l’espace public utilise une langue autre que la langue maternelle, ce changement s’il est opéré est de nature plus politique que sociale, mais les deux y sont.


Pour les historiens, une génération c’est vingt-cinq (25) années. Dans le cas d’enfants qui sont nés dans une phase où leur langue maternelle était vulnérable et qu’ils ont pris l’habitude de parler leur langue maternelle qu’avec leurs parents (au sens des parents, des tantes, des oncles et des grands parents), il est fort possible que lorsqu’ils deviendront adultes, ils ne parleront pas leur langue maternelle à la maison. D’ailleurs, c’est ce que nous avons vu au sein de notre communauté kabyle installée à Alger par exemple (évidemment, je ne généralise pas, mais c’est un phénomène qu’on voit au sein de la communauté). Je reviens à mon analyse pour conclure que dans ce cas de figure, au bout de vingt-cinq ans seulement, la langue passe d’une situation vulnérable à une situation en danger. De la même façon, au bout de vingt-cinq autres années elle passera à une autre situation plus détériorée et finalement au bout d’un siècle au plus elle s’éteindra.


Bien sûr, ce n’est qu’un calcul mathématique qui ne tient pas compte de Vous en tant que personne qui peut changer les choses. Cependant, même si on fait tout ce qu’il faut au sein de notre petite famille pour sauvegarder notre langue maternelle, le résultat final serait celui de ce maudit calcul mathématique. Les choses ne changeront que dans une démarche collective, dans une démarche d’intelligence collective comme l’ont fait à leur époque nos aïeux avec tajmaεt neγ agraw. Il ne s’agit plus de reproduire intégralement l’époque, mais plutôt de s’inspirer et d’utiliser justement nos intelligences pour nous renouveler et nous adapter à notre monde d’aujourd’hui.

Figure 3 : situation des 32 langues amazighes.



Qui sont-ils ces Amazighs d’Algérie dont la langue est en danger ?

Lorsqu’on regarde la carte des langues en danger dans le monde (figure1), on se dit : on n’est pas pire qu’ailleurs ; il ne s’agit surtout pas de se comparer entre pays ou entre continents, car on est tous dans le négatif. C’est comme si nous venons tous de passer un examen d’un cours dont la note de passage est 60% et nous avons tous obtenu des notes variant de 0 à 40%, mais nous nous consolons parce que nous sommes dans la moyenne du groupe. Le résultat est que nous allons tous refaire le cours une deuxième fois. Malheureusement, pour les langues maternelles, on n’a pas toujours la possibilité de refaire. Toutefois, je m’éloigne un peu de la question qui est posée plus haut et je trouve que c’est important de mettre des visages sur ces Amazighs, nos frères et nos sœurs, qui risquent de devenir des orphelins de leur langue maternelle.


Les langues qui sont dans une situation critique : ce sont des langues qui probablement vont s’éteindre dans vingt-cinq ans.

- Le tidikelt est la langue amazighe des habitants de la région du centre sud de l’Algérie où se situe la ville d’In-Salah et plusieurs autres oasis aux alentours. La population est estimée à moins de 60 000 personnes.

- Le tamazight d’Arzew est parlé au sud de la ville d’Oran et dans la baie d’Arzew. Cette population de l’ouest nord algérien est estimée à 2000 personnes.

- Le zenatiya est la langue parlé par les habitants de la région des Ouarsenis incluant la ville de Tissemsilt située au centre nord de l’Algérie à l’ouest de la capitale Alger. La population est estimée à 50 000 personnes.


Les langues qui sont sérieusement en danger : ce sont des langues qui s’éteindront approximativement dans cinquante ans.

- Le taznatit ou le tamazight de Gourara (ou Touat) est la langue des habitants de la région du centre sud de l’Algérie incluant les villes de Timimoune, Adrar et Tamentit. La population est estimée à 400 000 personnes.

- Le korandje, un langage hybride du tamazight, est parlé par les habitants de l’oasis Tabelbela de la ville de Béchar dans le sud-ouest de l’Algérie. La population est estimée à 3000 personnes.

- Le tagargrent ou tamazight d’Ouargla est la langue des habitants du sud de l’Algérie des villes d’Ouargla et de Ngouça. La population ne dépasse pas les 15 000 personnes.

- Le touggourt est la langue des habitants de la région du sud-est de l’Algérie des villes de Touggourt, Temacine, Meggarine, Ghora, Tamellaht, Blidet-Amor, Tébebest et Tamast. La population est entre 8000 et 10 000 personnes.

- Le tasnusit est parlé par les habitants de la région de Beni Snous de la ville de Tlemcen dans le nord ouest de l’Algérie. On ne possède pas de statistiques fiables sur cette population qui ne peut dépasser les 1000 personnes.


Les langues qui sont dans une situation vulnérable : ce sont des langues qui peuvent s’éteindre dans un siècle.

- Le tamahaq ou tahaggart est la langue des habitants de la région du profond sud-est de l’Algérie (Ahaggar et Ajjer) où se trouvent les villes de Tamanrasset et Djanet. La population est estimée entre 110 000 et 140 000 personnes.

- Le tamzabit est parlé par les habitants de la région du M’Zab du centre sud de l’Algérie, c’est là où se situent les villes de Ghardaïa, Beni-Isguen, El-Ateuf, Mélika, Bou Noura, Berrian et Guerrara. La population est estimée à 150 000 personnes.

- Le tayurayt ou tamazight n Iyurayen est parlé par les habitants de la région de Gouraya et de ses alentours (à l’ouest de Cherchell) de la ville de Tipasa au nord de l’Algérie juste à l’ouest de la capitale Alger. La population est estimée à 15 000 personnes.

- Le tacenwit est parlé par les habitants de la région de Cherchell où se trouve la ville de Tipasa à l’ouest de la capitale Alger sur la côte nord de l’Algérie. C’est la où se trouve le Mont Chenoua, Nador, Bou Ismaïl, Hamadia, Damous, Larhat, Marceau, Sidi Amar, Sidi Mousa, Ain Tagouirt et Ténès. La population est estimée à moins de 80 000 personnes et il y a peut-être que la moitié de celle-ci qui parle encore la langue.

Figure 4 : situation des langues amazighes.



Conclusion

En Algérie, s’il n’y a pas une prise en charge réelle de l’État des langues amazighes, ce qui n’est pas le cas actuellement, dans 50 ans il ne restera que six langues sur les quatorze et dans un siècle, il ne restera que deux. On imagine facilement dans quelle situation seront-elles.


Sabih Yaïci


[1] http:/ /www.un esco.org/languages-atlas/Atlas Site Internet de l’UNESCO sur les langues en danger dans le monde.

NB. Les nombres fournis dans cet article sont approximatifs.

 
 
 

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